Série Sports dans le monde méditerranéen – Article 3
Focus Italie – Des Sportifs Stylistes
Par Pierre-Jean Desemerie, doctorant et historien de la mode, et Lauréat du Fonds de Dotation MMM.
Dans cet article en deux parties, le doctorant et historien de la mode Pierre-Jean Desemerie s’intéresse à un champ peu étudié et peu connu, qu’il a découvert notamment aux côtés de la conservatrice Sophie Lemahieu [cf interview ici] : les sportifs devenus stylistes et leur impact dans la mode. En deux parties, il s’intéresse notamment aux matériaux et techniques popularisés par ces derniers et au style de vêtements conçus — et la réflexion derrière ces design, intrinsèquement liés à leur passé d’athlète — avec un focus sur l’Italie et les marques italiennes.
Lire la partie 1 « La maille au coeur de la création sport-couture »
PARTIE 2
D’équipementiers à couturiers : les sportifs-stylistes
Les liens entre sport et mode sont parfois inattendus : ainsi, certains stylistes ont commencé par une carrière sportive avant de s’intéresser à la couture. Mais, en effet, qui mieux qu’un sportif peut savoir comment s’habiller pour une activité physique ? Nourris de leurs expériences athlétiques et des besoins du corps lors de ces efforts, ces sportifs-stylistes intègrent dans leur vestiaire des techniques, des coupes, des matériaux venus du sport, ou de cette recherche toujours expansive et créatrice qu’il y a eue dans les industries du sportswear.
Parmi les premiers grands sportifs stylistes, on pense notamment à de grands tennismen. Les noms de Lacoste ou Fred Perry sont aujourd’hui ceux qui nous viennent rapidement en tête. René Lacoste lance en effet dès 1933 sa “chemise Lacoste” (le polo Lacoste) dite L12.12, en collaboration avec le bonnetier André Gillier. Ils lancent une nouvelle maille, aujourd’hui reconnaissable quand on touche et on frotte la maille d’un polo Lacoste : le petit piqué blanc.


L’Italien Sergio Tacchini (1938 – ), lui aussi joueur de tennis à l’origine, lance en 1966 sa marque de vêtements de sport, gagnant en popularité en habillant sur le cour des grands joueurs — on pense au polo à double bande de McEnroe des années 80.

En 1966, Tacchini crée Sandys, mais rapidement préfère son propre patronyme en guise de marque de vêtements « sportifs mais élégants ». Son célèbre logo — un S englobant le T pour évoquer les lignes du terrain et la forme de la balle de tennis — ne fut pas son seul avantage sur les courts de tennis. Dès les années 1970, il lance de la couleur, dans un espace où le blanc est roi, et rend ses tenues rapidement identifiables depuis les sièges des spectateurices, sur les photographies et sur les écrans télévisés.
Rapidement, leurs vêtements vont dépasser le court de tennis pour se retrouver dans la rue.
Outre les tennismen, d’autres athlètes italiens aujourd’hui réputés dans le monde entier, se sont lancés dans la mode, leur carrière sportive terminée. Emilio Pucci avant de devenir ce designer si reconnu par ses jeux de couleurs, de motifs, de recherches textiles était membre de l’équipe nationale italienne de ski. Il ouvrit sa première boutique à Capri en 1950, suite à un succès et une demande croissante par la publication dans le Harper’s Bazaar américain en décembre 1948 de magnifiques photos prises par la talentueuse Toni Frissell, “An Italian Skier Designs”.
Ces tenues sont alors déjà vendues par Lord & Taylor à New York, designées par Pucci et confectionnées par White Stag, basée à l’origine à Portland, Oregon — là, nous le verrons où Pucci avait étudié.
Le jeune aristocrate Pucci s’était en effet déjà exercé à l’université de Reed, Portland, Oregon (MA 1937), où il désigna les tenues de l’équipe de ski universitaire. Athlète accompli, skieur professionnel, représentant l’Italie aux Olympiques d’Hiver de Lake Placid, il étudia d’abord à l’Université de Milan, avant de s’inscrire à l’University of Georgia pour y étudier l’agriculture du coton. Malgré son rang aristocratique et ses ressources en Italie, les années 1930 furent compliquées pour l’homme à l’étranger : en périodique mussolinienne et surtout à une époque de guerre avec l’Ethiopie, les restrictions de change étaient très importantes, l’empêchant simplement d’utiliser ses ressources pour payer ses études aux Etats-Unis. Les archives de la bibliothèques de Reed (The Hause Library archives) nous renseignent sur un deal entre l’athlète et le président de l’université, M. Keezer. L’université lui donnerait accès à une bourse et une chambre ; en échange, Pucci dut former et coacher la première équipe de ski de Reed.

Outre Pucci, Ottavio Missoni, qui cofonda sa maison de couture avec son épouse Rosita dans les années 1950, était lui aussi un grand athlète. Coureur, il fut champion du 400 mètres en Italie et fit partie de l’équipe officielle italienne d’athlétisme aux JO de 1948.
Si leur héritage aujourd’hui est surtout encensé dans le milieu de la mode, on peut au cours de leur carrière retrouver les traces de codes “sportifs”, dans les formes, les matériaux, la recherche de technicité, et bien sûr la recherche du confort.

En 1960, Emilio Pucci brevète un de ses premiers textiles techniques : l’Emilioform, dont est fait cette combinaison. Composé de soie shantung et de Nylon, ce nouveau tissu extensible a été utilisé notamment pour réaliser des tenues de sport, des combinaisons, des justaucorps, des pantalons, moulant le corps et donnant aux sportifs une meilleure aérodynamique. Pucci l’emploie aussi pour le vestiaire du soir.

L’ADN sport de ces maisons continue après la mort des couturiers : les collaborations avec des équipementiers n’en sont que révélatrices dans cet héritage — Pucci x Rossignol ou Pucci x Fusalp — encensées par les magasines lors de leur sortie. Chez Pucci x Fusalp, on retrouve les imprimés signatures de Pucci, à savoir le Marmo Multicolore et Bleu, l’Iride Multicolore et Violet et le Girandole Bleu. Comme les deux enseignes ont pensé à tout, la collection est aussi composée de vêtements d’après-ski, soit six pièces en maille et deux ponchos matelassés. Les vêtements ont été réalisés dans les matières de grande qualité comme le softshell Suisse, imperméable et protecteur, les nylons techniques ou encore les duvets afin de résister aux températures les plus basses et les intempéries. Pour être canon tout en étant au chaud, elles ont utilisé la technique du « body mapping » qui galbe le corps à la perfection.

D’autres équipementiers italiens ont soutenu des athlètes méditerranéen-nes quelque peu délaissé-es, par racisme, n’appartenant pas au canon idéal de la joueuse de tennis. On pense ici à la joueuse de tennis tunisienne Ons Jabeur, aujourd’hui 6e joueuse mondiale, qui a récemment confié ses difficultés notamment du fait de ses origines à trouver un sponsor, appartenant à une communauté assez absente dans ce jeu à l’héritage bourgeois.

Longtemps sponsorisée par la marque italienne Lotto, qui a vu en elle un nouveau visage et de fait une nouvelle population que la marque pouvait absorber, Ons Jabeur restera fidèle à ce sponsor méditerranéen, jusqu’à ce qu’un nouveau sponsor saoudien lui propose un soutien : Kayanee, ayant longtemps attendu comme elle le disait elle-même de plus grands sponsors arabes.


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1 White Stag fut fondé au début du XXe siècle, par des frères qui confectionnaient essentiellement de la toile de tente, des vêtements professionnels, de travailleurs et ouvriers (bûcherons, scieries, etc.), avant de développer des vêtements techniques de ski.