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Série Sports dans le monde méditerranéen – Article 3

Focus Italie – Des Sportifs Stylistes

Par Pierre-Jean Desemerie, doctorant et historien de la mode, et Lauréat du Fonds de Dotation MMM.

Dans cet article en deux parties, le doctorant et historien de la mode Pierre-Jean Desemerie s’intéresse à un champ peu étudié et peu connu, qu’il a découvert notamment aux côtés de la conservatrice Sophie Lemahieu [cf interview ici] : les sportifs devenus stylistes et leur impact dans la mode. En deux parties, il s’intéresse notamment aux matériaux et techniques popularisés par ces derniers et au style de vêtements conçus — et la réflexion derrière ces design, intrinsèquement liés à leur passé d’athlète — avec un focus sur l’Italie et les marques italiennes.

PARTIE 1

La maille au coeur de la création sport-couture

Aujourdhui, le sport en Italie est toujours vénéré. Qui na pas en tête ces supporters sportifs qui religieusement regardent les matchs des équipes de l’AC Milan, de l’AS Roma, de la SSC Napoli ? Qui n’a jamais vu les lignes blanches et noires du jersey Kappa pour la Juventus, dont les premiers modèles de la fin des années 1970, sont vendus à prix d’or — et qui certainement vont continuer à augmenter, quand on voit le goût de la mode pour le football (récemment, Balenciaga et ses soccer series) ?

Juventus Football Club 1979-80

 

Sport et mode, on ne penserait pas tout de suite à Dolce & Gabbana. Pour leur collection couture Alta Moda AH 2016-2017 présentée à Naples, dans ce défilé hommage à Sophia Loren et à sa ville de coeur, une mannequin marche arborant une version luxueuse d’un jersey de foot brodé sur l’avant au nom de Sophia et floqué au dos du nom de Maradona : le football au même niveau que le 7e art, présenté par la haute mode italienne, l’actrice identitaire au même titre que le footballeur — les passions voire religions de la culture italienne phagocytées en un seul look.

Dolce & Gabbana, Alta Moda, AH 2016-2017, défilé en l’honneur de Sophie Loren

Dautres sports ont été encensés comme jamais par les marques : si nombreux designers du monde entier sintéressent au sport, qui a repris un ensemble de sport aussi littéralement que D&G pour en faire un objet couture tel quel avec cette inspiration d’un maillot de basketball, objet de grand luxe comme l’est devenu l’objet “maillot” ces dernières années.

Ensemble de sport Dolce & Gabbana

Moins luxueux, pensons au retour sur les sites de vente, dans les rues — et dans les pages de GQ Italia — de Ennerre / NR (Nicola Raccuglia). La marque qui a habillé les joueurs emblématiques dans les années 80 de ces équipes susmentionnées : de Maradona à Socrates et de Baggio à Baresi, marque qui sut garder sa tradition lainière locale.

En effet, pour de telles marques, la laine locale fut mélangée progressivement à des fils de tissus synthétiques comme le Terytal – tissu qui permettait d’augmenter les propriétés élastiques des vêtements et d’éviter qu’ils ne feutrent – dans des pourcentages qui variaient en fonction de la saison. Le maillot NR de Naples 1988-89 en est un exemple. Il existait deux versions du même kit : une version en laine et synthétiques pour l’hiver et une version plus légère pour l’été uniquement en maille de tissu synthétique brillant de type rayon.

Maradona arborant un maillot NR en jersey synthétique, Naples, vers 1986-1987

Dans lhistoire du vestiaire sportif, tricot et maille jouent un rôle essentiel et ce dès le développement des sports d’équipe, qui se codifient et se structurent dans la seconde moitié du XIXe siècle. Pour faciliter le jeu et distinguer les équipes, les hommes remplacent leurs chemises par des maillots de laine. La production est alors encore très artisanale : tous les maillots dune équipe ne sont pas parfaitement identiques, mais lidée dun vêtement qui traduit une identité collective est déjà bien présente. Il faut attendre lentre-deux-guerres pour que les numéros des joueurs apparaissent sur les maillots, puis leurs noms à partir de 1992.

Les premiers maillots de football et de rugby furent réalisés en maille, un jersey de laine — des pièces anciennes sont actuellement exposées sous capot au MAD, Paris.

Vue de l’exposition Mode & Sport, D’un Podium à l’Autre au MAD présentant d’anciens maillots de football, rugby, et athlétisme.

Le jersey est un tricot fin, souvent fait à la machine, semblable à la matière de nos t-shirts. Il tire son nom des tricots de laine réalisés à l’origine sur l’île de Jersey. Contrairement au tissage qui consiste en un entrecroisement de nombreux fils, le tricot est constitué dun fil avec lequel on forme des boucles (des mailles) à laide daiguilles. Le jersey de coton et de laine se répand dans la confection des sous-vêtements puis des tenues de sport au tournant du XXe siècle. Lespace entre les mailles permet dobtenir une matière extensible mais aussi respirante, dont résultent des maillots qui suivent les mouvements du corps, sans les gêner — élément essentiel pour une pratique sportive.

Figure explicative du jersey
Sweater pour femme, aux manches gigot à la mode de l’époque, pour une pratique physique, vers 1895, tricot de laine, Metropolitan Museum of Art, New York.

Extensible par l’espace entre les mailles, le jersey de laine est toujours apprécié, car il crée un vêtement respirant. Chanel le popularise grandement, en utilise dès 1913 pour des tenues de jour, puis se fournissant chez Rodier pendant la Grande Guerre ; il devient ensuite un incontournable dans la mode des années 1920. En laine, coton ou soie, il est source de confort et dinnovations esthétiques. Avant Chanel, déjà, certaines couturières tenteront dinsérer les sweaters et autres tenues en jerseys de laine dans le vestiaire du quotidien. Oubliées de l’histoire, on pense aux Sœurs Mesnard, qui proposaient, avant la Première Guerre mondiale, des chandails pour la ville et “tricots en laine pour tous Sports.”

Carte postale présentant une production des Soeurs Mesnard, vers 1909, impression sur papier, collection de l’auteur.

Si lindustrie de bonneterie de Troyes a une notoriété attestée, les centres italiens de maille sont parmi les plus réputés historiquement et nos lauréats en sont la preuve encore aujourd’hui. Andréa Zanola, diplomé de la Accademi di Costume e Moda en 2017, a depuis fondé son label, Patchouli Studio. Basé proche de Milan, à Brescia, cette ville avait développé une réputation autour du knitting et de la filature.

Andrea Zanola – Patchouli Studio

On pense à Filati Maclodio, mais aussi Filartex, une filature des plus fines d’Europe, y est né en 1958, se concentrant sur des fils haut de gamme, et travaillant autour de son laboratoire textile de pointe, où une gamme de fibres est testée.

Concernant la maille, l’Italie a aussi une belle histoire qui nous fait voyager dans de nombreuses régions, comme en Toscane.

Soci, Toscane, Italie – Depuis des siècles, cette vallée isolée et verdoyante située au cœur de la Toscane est connue pour son emblématique « panno Casentino », ou « tissu du Casentino », la fameuse laine résistante et imperméable fabriquée ici. L’eau ici est si pure qu’elle est parfaite pour le matage et la teinture des tissus », explique Francesca Filippi, professeur de design à l’université de Florence, qui étudie depuis longtemps les textiles du Casentino.

Ce tissu a été aussi bien apprécié par les marchands du XIVe siècle et les seigneurs florentins que par les compositeurs du XIXe siècle, dont Verdi et Puccini, et par les stars de cinéma connues pour leur style quintessencié, Audrey Hepburn en tête. Sa production avait survécu à toutes les transformations de l’industrie textile italienne – de l’artisanat à la production industrielle à grande échelle, de l’âge d’or du « Made in Italy » à son déclin au profit d’une mode mondialisée, moins chère et plus rapide.

Tissu – Casentino
Filature

 

 

 

 

 

 

 

Le tissu de laine orange vif passe lentement dans une imposante machine qui, en tournant en cercles elliptiques, créait de petites boucles sur le tissu

« Dans ces boucles, il y a une culture, un savoir que des générations ont perfectionné », a déclaré Roberto Malossi, 54 ans, en touchant le tissu orange qui est généralement utilisé pour les manteaux d’hiver classiques de la région. C’est également grâce à ces épaisses boucles que les manteaux de Casentino sont chauds et déperlants, sans ajout d’isolant.

C’est avec cet héritage fort dans des villes où le textile est identitaire qu’Andrea Zanola crée.

Nous avons eu la chance de nous entretenir avec lui qui nous a parlé de son goût pour la maille — au coeur de sa création chez Patchouli Studio. Pour Andrea, “la maille offre des possibilités quasi-infinies, pour de nombreux produits (sinon tous !) : prêt-à-porter, accessoires, vêtements de sport, bijoux et couture,” ajoutant qu’“En raison de sa construction unique et de ses propriétés, la maille est probablement le métier le plus polyvalent dans le secteur de la mode et constitue le lien parfait avec l’artisanat et les artisans.”

Dans cette diversité, permise par une excellence technique, Andrea trouve “gratifiant de travailler dans ce domaine” et ré-élève aujourd’hui l’édification de cette technique : “les créateurs de maille ne se contentent pas de se rendre à l’usine ou au magasin pour obtenir le tissu qu’ils souhaitent”, mais ces designers “le fabriquent et peuvent concevoir toute une collection en filant un seul fil.”

Patchouli Studio
Patchouli Studio

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Pour autant le jeune designer assure aussi adorer les qualités maintenant historiques du tricot de laine, celles qui ont servi aussi bien pour les layette, les vêtements de sport, que celles qui ont plu à Gabrielle Chanel ou Sonia Rykiel : “son extensibilité naturelle, ainsi que son extrême respirabilité et sa douceur, en font la fibre idéale pour les vêtements d’hiver et d’été, ainsi que pour les vêtements de sport, à la fois douillets et adaptés aux performances techniques”.

Cette technique, utilisée à la fin du XIXe siècle notamment pour des tenues de sport, rentre rapidement dans le vestiaire quotidien, explose dans l’entre-deux-guerres, et vibre encore fortement par le travail de nos designers. Technique pourtant propagée grâce au sport et au sportswear, elle est aujourd’hui partout dans nos dressings — notre classique T-shirt blanc est un jersey de coton — et glorifiée par des designers comme Andrea.

Lire la suite de l’article « “ D’équipementiers à couturiers : les sportifs-stylistes ” ici.

1 Eva Rodrigues Gregorio, “Le maillot de football, vêtement sportif ou nouvel accessoire de mode ?”, dans Sophie Lemahieu (dir.), Mode et Sport, Les Arts décoratifs, 2023, p. 86-103. 

2 À l’origine, ce tissu rugueux servait à protéger notamment les chevaux et était porté par les éleveurs de vaches et de moutons qui vivaient sur l’un des plus hauts plateaux de Toscane. Il a progressivement attiré l’attention des marchands de Florence, plaque tournante du commerce textile depuis le XIVe siècle. Si prisé, les guildes de la Renaissance exigèrent bientôt qu’il soit fabriqué uniquement avec de la laine locale, et les Médicis interdirent sa vente en dehors de la vallée où il était produit. Sa couleur éblouissante, orange bec de canard – due à une erreur de teinture – est devenue à la mode dans la noblesse florentine, tandis que les femmes ont opté pour une teinte vert vif qui était à l’origine utilisée pour les doublures des manteaux. Cette couleur bec orange est connue jusqu’à aujourd’hui : le tissu local a attiré l’attention du monde entier, notamment lorsque Audrey Hepburn a revêtu un manteau Casentino orange dans le classique de 1961 Breakfast at Tiffany’s. Gucci, Dolce & Gabbana, Givenchy utilisèrent le tissu à de multiples reprises dans leurs collections.