Interview de Sophie Lemahieu : L’exposition au coeur de l’actualité
Par Pierre-Jean Desemerie, doctorant et historien de la mode, et Lauréat du Fonds de Dotation MMM.
Le Fonds de Dotation Maison Mode Méditerranée a rencontré Sophie Lemahieu, conservatrice Mode et Textile 1947 – à nos jours, Musée des Arts décoratifs, et commissaire de l’exposition “Mode et Sport. D’un podium à l’autre”.

Dans le cadre de l’exposition “Mode et Sport. D’un podium à l’autre” au musée des Arts décoratifs, Paris un entretien avec la commissaire de cette exposition a été réalisé par Pierre-Jean.
Pierre-Jean Desemerie, doctorant et historien de la mode, est titulaire de la bourse Recherche Scientifique du Fonds de Dotation MMM (2021-2023). Ayant assisté la conservatrice dans ce projet d’exposition, Pierre-Jean a réalisé un entretien fleuve avec l’historienne et conservatrice Sophie Lemahieu.
Sophie Lemahieu est Conservatrice “Mode et Textile à partir de 1947” au musée des Arts décoratifs, Paris. Elle a intégré l’équipe du musée en juin 2022, après avoir travaillé à la Comédie Française (2016-2022). Formée en anthropologie et en histoire de l’art et de la mode, cette historienne du vêtement s’est spécialisée dans la mode de la seconde moitié du XXe siècle et de l’époque contemporaine. Elle a récemment publié dans la collection L’Oeil de la Mode un ouvrage pionnier sur le vêtement des femmes politiques en France : Sophie Lemahieu, S’habiller en politique. Les vêtements des femmes au pouvoir, 1936-2022. Elle est également co-auteure de Histoire des modes et du vêtement, sous la direction de Denis Bruna et Chloé Demey, pour la partie concernant la seconde moitié du XXe siècle.
Sophie Lemahieu conçoit chacune de ses expositions à partir d’un point de vue solidement théorique mais aussi résolument accessible. Elle aborde ces questions de mode et d’usages vestimentaires qui animent les adeptes, mais aussi ouvrent le champ de la mode à toute personne. Elle montre l’importance du vêtement dans les changements sociaux et culturels.
Rencontre.

Pierre-Jean : » Pour commencer, peux-tu nous expliquer quelles époques et quelles pièces recouvre ton département ? «
Sophie Lemahieu : » Je suis en charge des collections de mode et de textile datant de 1947 à nos jours. Au musée des Arts décoratifs comme au Palais Galliera, c’est la date de 1947 qui a été retenue pour couper le XXe siècle en deux. L’année 1947 est particulièrement symbolique car c’est celle de la première collection de Christian Dior. C’est en effet en février 1947 qu’il présente ce qu’on appellera le New Look, autrement dit ces silhouettes aux épaules rondes, à la taille cintrée et aux jupes amples, qui marqueront les années 1950. Avec ses tenues, Christian Dior rompt avec les rationnements qui se poursuivent après la Seconde Guerre Mondiale. C’est une date restée très symbolique dans l’histoire de la mode, même si elle est assez arbitraire. «

Sophie Lemahieu : » Les collections mode et textile du musée des Arts décoratifs se doivent d’être représentatives des différentes modes au cours du temps. Il va de soi que la haute couture est centrale dans nos collections : nous complétons les acquisitions d’oeuvres de grands couturiers du XXe siècle, et nous nous tournons également vers les créateurs contemporains pour garder des témoignages matériels et documentaires. Récemment, Stéphane Rolland nous a ainsi fait un don d’une dizaine de silhouettes représentatives de son travail. C’est aussi un travail prospectif pour nourrir les collections grâce aux propositions des jeunes créateurs. Hormis ces savoir-faire exceptionnels, il est de notre devoir de montrer la manière dont les individus s’habillent au quotidien. Ces vêtements plus simples et qui peuvent sembler banals font eux aussi partie de l’histoire des modes, et on voit bien comme, sur les périodes anciennes, il n’y a pas de hiérarchie entre ces deux mondes. De par notre histoire de musée des arts industriels, liée aux entreprises et la diversité de nos collections, il est également possible de faire des ponts entre le dessin de mode, le vêtement, les publicités qui l’entourent, les photographies de mode… pour une approche d’autant plus complète de ce secteur. «


Sophie Lemahieu : » Les budgets d’acquisitions n’étant pas extensibles, les dons sont un vecteur précieux pour l’enrichissement des collections du musée. Les maisons de couture, les particuliers, les entreprises… sont autant de donateurs qui aident le musée à croître au fil des années. «
Pierre-Jean : » Comment est arrivée l’idée d’une exposition Mode et Sport au musée ? «
Sophie Lemahieu : » Avec l’annonce des Jeux Olympiques de Paris en 2024 bien sûr! Dans cette optique, le ministère de la Culture a encouragé l’ensemble de ses opérateurs à organiser des événements sur le thème du sport. Parmi les différentes possibilités offertes par l’étendue de nos collections, mettre en avant les liens entre la mode et le sport s’est avéré être une option particulièrement pertinente. «

Pierre-Jean : « Avec un titre comme celui-ci, de nombreuses pistes (sans mauvais jeu de mot) peuvent être abordées. Quelles ont été tes directives pour cette expo ? Y a-t-il eu des frustrations ? »
Sophie Lemahieu : » Le sujet “Mode et Sport” est extrêmement large. J’ai eu carte blanche pour le traiter. Mon envie première était de ne pas me focaliser sur le XXe siècle pour montrer les racines de ces liens et les mutations dans les relations entre ces deux disciplines. J’avais par exemple en tête une robe de tennis des années 1880 conservée à Los Angeles. Cela m’a conduit à faire des recherches sur une période très large pour essayer d’en tirer des moments-clés, des sports à traiter plus spécifiquement, des thématiques. «

Sophie Lemahieu : » Je tenais à suivre un fil chronologique pour que le public comprenne cette évolution de la mode par le biais du sport. Des parties thématiques se sont imposées pour faire des focus sur certains thèmes.
J’ai d’abord eu envie de partir de l’Antiquité pour faire un clin d’oeil aux Jeux Olympiques antiques. Il fallait donc s’intéresser à la nudité sportive avant même le vêtement. «

Sophie Lemahieu : » Ce qui a fait surface ensuite, c’est principalement cette quête du confort dans la mode, qui passe en grande partie par la pratique et le vêtement de sport. C’est un axe central dans l’exposition. D’autres grandes lignes se sont imposées: celle de l’émancipation féminine par le vêtement sportif, ou encore celle du recul de la pudeur. J’ai aussi découvert des domaines tout à fait nouveaux pour moi: le fait que certains stylistes aient d’abord fait carrière dans le sport (Emilio Pucci, Ottavio Missoni), ou encore l’implication des couturiers dans la création des vêtements des JO dans la seconde moitié du XXe siècle.
Les frustrations viennent de certains refus de prêts qui me semblaient particulièrement intéressants pour l’exposition: une robe d’archère du XIXe siècle, une tenue de cheerleader des années 1930… Il faut savoir renoncer et trouver des solutions. Avec mon équipe, il a fallu poursuivre les recherches pour trouver des alternatives. «

Sophie Lemahieu : » Autre contrainte: l’espace. Même avec près de 1000m², il a souvent fallu faire des choix car on ne peut pas tout montrer. C’est un exercice difficile pour arriver à la sélection à la fois la plus parlante, la plus cohérente et la plus esthétique. «
Pierre-Jean : » Ces fils conducteurs sont très intéressants ! Car ce n’est pas nécessairement ce à quoi on pense quand on entend sport – on pense en effet directement performance, et pas à l’élégance de la mode. «
Sophie Lemahieu : » On constate en effet que la mode et le sport ont parfois été liées d’une manière paradoxale : ainsi à la fin du XIXe siècle, les sports individuels comme le tennis et le golf s’inscrivent dans des enjeux de représentations. Dans un entre-soi bourgeois, ils sont pratiqués pour se montrer plutôt que pour gagner. Dans cette optique, l’élégance prend le pas sur la performance d’une manière tout à fait inhabituelle pour notre oeil contemporain.
Pourtant, il est intéressant de voir qu’aujourd’hui encore, l’élégance a toute son importance dans la pratique sportive. Il suffit d’observer les innombrables équipements de running proposés à la vente, pour un sport qui a priori ne nécessite que peu de matériel. «

Pierre-Jean : L’exposition s’ouvre avec l’Antiquité – il est rare dans une exposition de mode d’aller si loin dans le temps. C’est une section que tu as appelée comme grande section “le Sport avant le Sport”. Pourquoi cette appellation ? et quelles sont les difficultés pour “montrer” de la mode si ancienne ?
Sophie Lemahieu : » Pour cette première partie introduction, nous parlons du “sport avant le sport” car pour de nombreux historiens spécialisés, le sport au sens où nous l’entendons prend forme au XIXe siècle. Même si cette thèse n’est pas défendue par tous, elle s’explique par le fait qu’avant le XIXe siècle, les activités physiques sont rarement codifiées comme elles le sont de nos jours. Et lorsque c’est le cas, le cadre de la pratique n’est pas le même : par exemple dans l’Antiquité, les Jeux s’organisent autour du culte des dieux ou d’un culte funéraire. Le sens même du terme change au XIXe siècle : auparavant, “desport” signifie “divertissement”, sans forcément connoter une dépense physique. C’est en passant par l’anglais que le mot devient “sport”, et revient en France avec le sens qu’on lui connaît actuellement.
Pour les sous-sections traitant de ces activités avant le XIXe siècle, la démarche de recherche n’est pas facile: il nous reste aujourd’hui peu de vêtements pour témoigner de ces loisirs. Quelques robes de chasse et tenues d’équitation sont dispersées dans les collections internationales, mais il est difficile de montrer au public des pièces anciennes. Ce sont surtout les oeuvres d’art qui nous permettent d’évoquer les joutes médiévales ou encore le jeu de paume. «
NB : PJ : Dans cette section sont notamment illustrées deux pratiques : les joutes médiévales et la paume. Ce sont en effet deux pratiques physiques pour lesquelles les vêtements et leur couleur ont leur importance dans une histoire plus large du vêtement.

On retrouve sur les représentations des jouteurs, notamment à partir du XIVe siècle, des tenues colorées, des symboles brodés, peints, tissés, sur le vêtement (surcot ou …) porté par-dessus l’armure, qui rappellent toute proportion gardée ces symboliques d’appartenance “à une équipe”. Dire que ces tenues avec des symboles et des héraldiques fonctionnent comme l’ancêtre d’un maillot est trop poussé, mais l’idée de couleurs et symboles qui permettent de reconnaitre qui dans l’arène joute est intéressant.


Du coté du jeu de paume, l’ancêtre de notre tennis, si les élites se font souvent représenter dans des tenues très ornementées et qui semblent peu pratiques au jeu, on a aussi certains éléments qui intègrent ce vestiaire. On pouvait louer des tenues pour aller jouer à la paume ; on retrouve dans l’exposition le portrait d’un maître paumier qui porte déjà une tenue blanche, facilement lavable de fait, et qui sera la tenue du tennis par excellence.
Pierre-Jean : » Continuons. Beaucoup de pièces semblent aussi venir des collections du musée. Je pense notamment à cette très belle robe de tennis des années 1910 pour femme des collections du MAD. «
Sophie Lemahieu : » Cette thématique nous donne l’occasion de présenter des vêtements des collections jusqu’ici peu ou pas exposés. C’est par exemple le cas de cette robe de tennis en coton imprimé des années 1910. Froissée et encrassée, elle était malgré tout intéressante pour notre sujet. Le travail des restauratrices textiles du musée a permis de lui rendre son allure initiale: ses belles manches volumineuses, la clarté de la toile… Ici l’exposition permet de valoriser et d’étudier des pieces restées en réserves jusqu’ici.
De même un maillot de bain pour homme de nos collections a été restauré: dans la poche, les restauratrices ont retrouvé des grains de sable. C’est l’intérêt de ces vêtements, qui ont réellement servi et ont vécu avec leur propriétaire. «


Pierre-Jean : » Tout au long de l’exposition, on retrouve des pièces qu’on voit assez peu dans des expo sur la mode. Je pense à ces magnifiques maillots de football ou de rugby, en jersey de laine, début de siècle, ou un magnifique survêtement daté de 1932 – incroyable – qui appartiennent d’abord au vestiaire sportif. Est-ce que pour toi ces pièces sont de la “mode” ? »
Sophie Lemahieu : » Ce ne sont pas des vêtements de mode à proprement parler, puisqu’ils sont avant tout fonctionnels: le maillot est plus souple que la chemise [avec laquelle on jouait au foot et rugby avant l’arrivée du maillot de jersey] et donc plus à même d’accompagner le mouvement, tandis que le survêtement sert à réchauffer le corps avant et après l’entraînement ou la compétition. Cependant, ils participent à une histoire du vêtement plus globale, qui va avoir une influence sur la mode. La fermeture à glissière, l’emploi du jersey… sont souvent présents dans le vêtement sportif avant d’être démocratisés pour les habits à la mode. Le vêtement de sport et un terrain d’innovations techniques très important, notamment au niveau du textile. «

Pierre-Jean : » Malgré une de ces pistes sur l’émancipation féminine qui se retrouve dans de nombreuses sections de l’exposition, on a aussi un nombre important de pièces pour hommes. Est-ce que tu as un commentaire la-dessus ? «
Sophie Lemahieu : » Dans cette histoire de la mode et du sport, le vêtement pour homme doit avoir sa place. D’abord parce que le sport est principalement masculin avant la fin du XIXe siècle. Aujourd’hui encore, certaines fédérations sportives luttent pour mettre en avant leurs équipes féminines. Il paraît donc nécessaire de présenter le vêtement masculin, malgré la difficulté que cela représente: peu de vêtements de sport sont conserves, et les vêtements masculins ont longtemps été déconsidérés dans l’histoire de la mode. «

Pour les hommes non plus, la tenue portée pour le sport n’est pas encore particulièrement adaptée avant la Première Guerre mondiale. Il s’agit souvent d’un costume clair, taillé dans un tissu léger comme le lin ou le coton. On le porte avec une chemise claire. Ici, des poches plaquées sur la veste apportent un côté pratique. C’est malgré tout l’allure soignée qui prime, même lors d’une partie de tennis.
Pierre-Jean : » As-tu eu la chance d’être en contact avec certaines personnalités pour cette exposition ? «
Sophie Lemahieu : » Oui, plusieurs sportifs ont accepté de nous prêter leur tenue: c’est le cas de la patineuse Surya Bonaly, ou encore de Venus Williams qui est venue voir l’exposition. J’ai aussi pu rencontrer Véronique de Villèle, du fameux binôme Véronique et Davina! Ces deux femmes ont marqué le début des années 1980 en France par leur émission d’aérobic, basée sur le modèle de Jane Fonda. Chaque dimanche matin, des millions de téléspectateurs français regardaient l’émission pour faire leurs exercices en rythme devant leur poste de télévision. La rencontre a été enrichissante pour comprendre le contexte de création de ce programme, mais aussi tout l’environnement de ce phénomène Populaire. Par exemple, de nombreuses marques ont collaboré ou voulu collaborer avec les deux gymnastes pour créer des produits dérivés. Parmi ceux exposés dans l’exposition: des vêtements Eram, des poupées Perle à leur effigie… C’est donc toute une culture autour du sport qui se dessine. «


Pierre-Jean : » On finit cette interview avec la fin de l’exposition dans la magnifique nef du musée, où on retrouve l’explosion de la création contemporaine. Quelle est la place du sport aujourd’hui dans la création contemporaine ? «
Sophie Lemahieu : » Le sport fait partie de la culture populaire. Chaque grande compétition sportive suscite un engouement auprès du public. Comme dans les Années Folles, les créateurs de mode ne peuvent pas rester insensibles à ce phénomène. Tous ou presque vont donc donner leur propre interprétation du sport, en s’appropriant ou en détournant ses codes visuels : forme du vêtement, textile, motif décoratif, scénographie de défilé…
Le domaine du sport a aussi fusionné avec la mode par le biais des collaborations entre équipementiers et couturiers. Depuis les premiers contacts entre Yohji Yamamoto et Adidas en 2001, ces collections n’ont cessé de se multiplier en connaissant un très vif succès. Le sport bénéficie ainsi du savoir-faire et de l’excellence associés au luxe. Tandis que le monde du luxe profite des valeurs du sport : persévérance, dépassement de soi, fair play, esprit d’équipe… On retrouve d’ailleurs cette même idée avec les sportifs égéries des grandes maisons. «

Pierre-Jean : » Pour la Maison Mode Méditerranée, je parlerai un peu plus des relations entre Mode, Sport, et le monde méditerranéen dans des prochains articles. Un grand merci à Sophie Lemahieu pour cette longue interview et le temps qu’elle nous a consacré.
Nous vous invitons à aller voir l’exposition Mode & Sport, D’un podium à l’autre, au musée des Arts décoratifs, en cours jusqu’au 7 avril 2023. «
